Estimation de la valeur et si vous vous trompiez de combat ?

Publié le 10 février 2024 à 00:45

Pour ceux et celles qui me connaissent, vous savez que j'ai une dent contre les estimations d'effort, de quantité de temps que quelque chose va prendre. Cela n'a pas toujours été le cas, il fut un temps où, en tant que chef de projet, c'était quelque chose qui me paraissait nécessaire. Je sais maintenant que j'avais tort. (cf article : Arrêtez par Toutatis avec vos "story points ! (points d'effort ou complexité)")

Une autre évolution et prise de conscience plus récente tourne autour des estimations de valeur. Je commence aussi à vouloir faire la peau à cela, ou de façon plus nuancée, d'aborder cela d'une autre manière.

Finalement, le dénominateur commun à ces deux choses est le même, c'est l'estimation.

 

Pourquoi ai-je donc un problème avec les estimations ?

Une estimation est une hypothèse. Une hypothèse comporte une possibilité non nulle d'être fausse par rapport à ce que sera la réalité. Cette variabilité entre l'estimation et la réalité sera fonction de l'expertise, du temps consacré, des moyens mis en œuvre, ou encore fonction de l'instant où l'estimation est faite (cette liste est non exhaustive).

Bref, une estimation ne peut malheureusement pas correspondre à la réalité, elle sera fausse, à un degré plus ou moins élevé.

Or le problème, c'est que souvent, trop souvent, l'hypothèse que l'on fait :

  • Devient un engagement
  • N'est pas vérifiée
  • Est mal vérifiée
  • Est considérablement consommatrice en temps et en énergie
  • Est source de de conflits

Dans le cadre d'une estimation de valeur, le temps consommé est même plus important que pour des estimations d'effort.

 

Pourquoi donc s'infliger tout cela ?

Ces estimations de valeur vont servir par exemple à calculer un ROI, afin de pouvoir décider s'il est pertinent de lancer le projet, le produit ou de les ordonner par rapport à d'autres.

Différentes techniques vont être employées pour réduire la marge d'erreur et s'assurer que nous n'allons pas mettre de l'argent sur quelque chose de non valable, de non viable. On va réaliser des études, des entretiens avec de potentiels futurs clients, des sondages, des focus group, etc., plein de choses qui vont consommer temps et énergie.

Plus le sujet tendra à coûter de l'argent, plus on voudra être certain que l'on ne va pas dépenser tout cela sans retour sur investissement et donc plus on passera de temps à estimer cette valeur, à réduire la marge d'erreur inévitablement présente.

 

Mais est-ce que cela en vaut la peine ?

Le délai pris pour réaliser cela ne va-t-il pas générer un coût supplémentaire parce qu'on repousse la sortie du produit sur le marché ?

L'idée sera-t-elle viable encore une fois toutes ces études réalisées, ou un concurrent nous aura-t-il déjà doublé en prenant plus de risques ?

Enfin, sait-on vraiment ce qui est bon pour nos clients ? Le savent-ils eux-mêmes ?

 

La vérité se cache dans la réalité.

Je vais vous raconter une histoire vraie. Une histoire d'une très grande entreprise qui a mis beaucoup d'énergie et d'argent dans l'étude d'un nouveau produit.

Cela lui a-t-il réussi ? Continuez votre lecture pour le découvrir.

C'est donc l'histoire d'une entreprise ultra dominante sur son marché dans les années 80. Des concurrents, notamment un, néanmoins, commencent à pointer leur nez et cette entreprise, pour rester maitre du marché, lance une idée d'innovation. Afin de s'assurer du ROI de cette idée, elle va mettre beaucoup de moyens dans des sondages, dans des interviews, dans des tests sur un grand nombre de clients. Après plusieurs mois d'efforts et de tests pour se convaincre du ROI potentiel, un dernier sondage réalisé auprès des testeurs du produit finit par la convaincre de lancer massivement le produit sur le marché. Il faut dire que, sur ce dernier sondage, 90% des clients avaient affirmé qu'ils achèteraient ce nouveau produit.

Ils l'ont donc industrialisé et lancé en grande pompe. Après un succès initial très bref, ils ont connu un revers fulgurant après le premier mois de mise en marché. D'autant plus fulgurant que leur principal concurrent surfa sur les premiers mécontentements pour ridiculiser le lancement de ce nouveau produit et vendre à la place leur produit.

Résultat des courses, une perte de plus de 10% de leur part de marché au profit de leur principal concurrent.

Pourtant, toute l'étude de valeur était formelle, ce produit allait être un succès et allait contrecarrer les plans des concurrents qui grapillaient petit à petit du terrain.

Mais que s'est-il passé ? Pourquoi cette étude hautement favorable s'est avérée erronée ?

Parce qu'ils ont cru fermement aux résultats de cette étude. D'autant plus fermement qu'elle avait coûté beaucoup d'argent.

Sauf que la conclusion fût fondée sur un mensonge. Un mensonge, de la part des clients ayant fait partie de l'étude, qui ne s'est vraiment révélé que lorsque le produit a été mis sur le marché.

Cette entreprise, c'est Coca-cola et l'histoire est celle de leur "New Coke", lancé en 1985 et qui a fait le bonheur de Pepsi.

 

Alors vous allez me dire, oui, mais ça n'a rien à voir avec du développement de produit numérique et c'est une exception.

Je vous répondrai : Oui et non.

 

Un autre exemple (inversé)

Je vais vous prendre un exemple inverse. Un exemple récent, sur une plateforme numérique que beaucoup doivent utiliser.

Les annonces de cette plateforme sur un gros changement à venir ont suscité beaucoup de mécontentement de leurs clients, avec des menaces de ne plus continuer à utiliser le service s'ils mettaient cette évolution en œuvre. Les sondages n'étaient clairement pas favorables et amenaient vraiment à penser que ce choix allait avoir un ROI très négatif pour l'entreprise.

Ils auraient donc pu écouter cet énorme risque et rebrousser chemin sur cette grosse évolution, ou continuer à faire des études couteuses pour comprendre le mécontentement et trouver une autre solution.

Mais au lieu de cela, ils ont choisi de quand même lancer cette importante évolution. Ce qui leur a permis au final de gagner 13 millions d'abonnés supplémentaires.

Cet exemple est celui de Netflix interdisant le partage de compte.

Encore une fois, les clients mentaient.

 

Des mensonges qui nous entourent en permanence.

Il y a les mensonges que nous nous racontons à nous-mêmes, les mensonges que tout le monde réaffirme autour de nous et les mensonges que nos clients nous racontent (mais qu'ils ne savent pas).

Comment avoir confiance en quoi que ce soit ?

 

Bon, mais alors que faire si on ne peut pas faire confiance à des études analysant la valeur potentielle ?

Je suis un mathématicien, un scientifique à la base, donc regardons l'équation du ROI. Je la pose ainsi de façon simplifiée :

ROI(t) = (Gain*t - Coût récurrent*t - Investissement) / Investissement  

 

En réalité, on est plutôt sur une somme de gains réduite d'une somme d'investissement réduite d'une somme de coût récurrent. Tout cela pouvant varier d'une période à une autre. Évidemment, tant que l'investissement n'a pas permis de sortir le produit et de le mettre dans les mains des clients, il n'y a aucun gain qui commence à être généré.

Partons du fait que c'est une fonction du temps, avec comme paramètre le gain escompté dans le temps, le coût récurrent au fil du temps et l'investissement pour réaliser le produit.

Ce qui donne par exemple, pour un investissement de 1 million, avec un coût récurrent de 5k par an et un gain potentiel de 100k par an.

1er année : ROI = -90.5% de l'investissement initial

2ème année :  ROI = -81% de l'investissement initial

15ème année : ROI = + 42,5%  de l'investissement initial

 

Analysons les différents paramètres de l'équation et essayons de voir quel paramètre est le plus important dans la recherche d'une maximisation du ROI.

Les gains potentiels :

Comme nos clients nous mentent (même sans le savoir), il y a de fortes chances que les gains potentiels soient nettement moins bons que prévu. Dans ce cas, le point où le ROI devient positif va s'éloigner de plusieurs années, devenant potentiellement inatteignable.

Dans l'exemple ci-dessus, en prenant l'hypothèse que l'on a estimé parfaitement les gains (100% des gains escomptés sont obtenus), on a le point de pivot à environ 11 ans. Si on s'est trompé de 50% (ce qui n'est pas rare en réalité), le point de pivot est à environ 22 ans.

Dans notre monde actuel d'incertitudes, de changement très rapide, il est quasi certain que ce point de pivot ne sera pas atteint avant que le produit ne serve plus les attentes, ait été disrupté, dépassé par la concurrence, obsolète, etc…

À l'inverse, on peut se tromper positivement : quand c'est le cas, on touche le jackpot. Malheureusement, plusieurs études montrent que la réussite des produits, des innovations est très faible. On est sur un ordre de 20% voir moins de taux de réussite.

Il y a donc largement plus de chances de se tromper dans le mauvais sens que dans le bon.

Enfin, peut-on parfaitement maitriser ce paramètre ? Non, car nous sommes tributaires d'une opinion que l'on ne peut contrôler. Le client est Roi… Le client a forcément le dernier mot. S'il n'aime pas, il n'achètera pas, il n'utilisera pas, ou s'il est obligé, il pourrait ternir l'image de l'entreprise et partir à la première occasion qui se présentera.

Au vu de ces éléments, ce paramètre ne me parait pas être le plus important dans cette équation pour maximiser le ROI, mais poursuivons et regardons le suivant...

 

Les coûts récurrents : 

On est aussi sur un paramètre bourré d'incertitudes.

Comment la concurrence va réagir ?

Ne va-t-on pas rencontrer des difficultés non imaginées qui vont faire exploser ces coûts récurrents ?

Ces coûts estimés peuvent être in fine largement supérieurs afin que le produit ne devienne pas obsolète et inutilisé, rendant tout l'investissement totalement inutile avant même qu'un retour positif n'ait lieu.

La variabilité de ce paramètre est également très élevée, nous ne pouvons pas en avoir la maitrise, ça ne me parait donc pas non plus être le plus important dans cette équation pour maximiser le ROI.

 

L'investissement :

Il nous reste la variable de l'investissement. Une variable d'autant plus intéressante qu'elle est à la fois au numérateur, mais aussi au dénominateur. Assez trivialement en mathématique, si le dénominateur diminue, le résultat quant à lui augmente.

Peut-on maitriser la variabilité de ce paramètre ?

C'est tout à fait en notre pouvoir de décider si on investit 100k, 300k ou autre montant ... Nous sommes aux commandes de ce choix.

Un investissement qui peut bien évidemment ne pas être suffisant, pour diverses raisons, afin de sortir le produit et de le mettre dans les mains des clients. Mais on aura toujours la possibilité d'agir sur cela et d'éventuellement compléter l'investissement initial.

On peut corréler l'investissement au temps. Une équipe fixe pendant 3 mois de développement coutera forcément moins cher que si cette équipe travaille pour 6 mois de développement. Si on arrive à découper le sujet pour avoir un incrément, un "MMP" Minimum Marketable Product alors on peut arriver à restreindre l'investissement sur une durée limitée. Le découpage, le périmètre du MMP est un facteur qui est à notre portée, pas forcément évident à faire, mais indépendant de facteurs non maitrisables. 

La loi de Parkinson nous dit par ailleurs "Le travail va s'étendre et prendre tout le temps qui lui a été alloué." Mieux vaut à cet égard limiter dans le temps le plus possible le travail qu'une équipe va se voir confier, au risque sinon de naturellement limiter sa capacité à innover vers des choses simples mais redoutablement efficaces.

De plus, le début du ROI est lié au temps de mise à disposition. Tant qu'on n'a pas mis à disposition le produit, qu'on ne le vend pas, le début du retour sur investissement ne démarre pas. Nous avons donc intérêt à sortir rapidement le produit dans une version strictement suffisante pour espérer commencer à obtenir des gains (ce qui par ailleurs augmente le numérateur, donc mathématiquement augmente le ROI).

Chercher ce minimum d'investissement est donc à minima doublement rentable.

Mais il y a encore un autre intérêt.

Dans le cas où on s'est largement trompé sur les gains potentiels (et/ou sur les coûts récurrents), le numérateur se rapprochera de zéro, le point de bascule sur un ROI positif s'éloignera. Il est largement préférable de se rendre compte de cela rapidement. Il n'y a pas de meilleur moyen pour cela que de se confronter à la réalité, donc en réduisant le temps de mise à disposition du produit sur le marché.

 

L'analyse de cette équation de ROI nous donne donc que :

Le paramètre le plus important dans cette équation de ROI pour en maximiser le résultat avec une probabilité accrue et plutôt maitrisée est l'investissement.

C'est à la fois un paramètre qui a un effet de levier important d'un point de vue mathématique, mais aussi le seul que l'on peut escompter maitriser.

Passer des heures en réunion, en atelier de travail, en focus group, en interview, à faire tester des prototypes à des futurs clients ne sera pas du temps passé aussi efficiemment que de créer le produit, de le mettre dans les mains des clients et d'analyser comment ils l'utilisent, ainsi que les gains obtenus par cette utilisation réelle.

Une présence sur le marché qui est le seul moyen de se connecter à la réalité et de découvrir s'il n'y a pas un mensonge caché quelque part.

Mon conseil porte donc sur le fait de chercher des petits investissements, des petits paris, qui vous permettront de limiter le risque de perdre gros. Vous gagnerez de plus, plus rapidement en connaissance, vous permettant de compléter incrémentalement l'investissement ou de l'arrêter s'il n'en valait pas la chandelle.

 

Conclusion :

On croit connaitre la valeur, ce n'est pas vrai, la réalité peut réserver bien des surprises.

On croit que l'on peut estimer de façon juste la valeur, on ne peut pas et c'est bien trop consommateur en temps pour tenter de se rapprocher d'une possible vérité.

 

Je nuancerai tout cela par le fait que dans certains contextes, il est certainement possible d'estimer la valeur rapidement avec une marge d'erreur relativement faible. Si c'est le cas alors ces analyses de valeur me paraissent pertinentes, notamment pour choisir quelles initiatives est intéressantes à lancer par rapport à d'autres.

Le problème c'est comment savoir que l'on est dans ce type de contexte ? Il me semble encore une fois qu'on ne le découvrira très factuellement que si on mesure la valeur réelle et sur un grand nombre d'initiatives. Du temps et de l'énergie qui me paraisse tout à fait primordial à consommer pour savoir continuer ou arrêter les investissements sur un produit. Par contre le temps, l'énergie de comparaison avec les estimations est-elle bénéfique ? Est-ce que notre contexte n'évoluera pas et rendra ces études comparatives obsolètes ?

 

Tout cela est donc une question de temps et d'énergie consacrée. Il est primordial de savoir s'arrêter rapidement sur ces études d'estimations, car le risque d'y passer trop de temps est bien supérieur au risque de se lancer et d'apprendre de la réalité.

 

Bref, estimer la valeur, bof !

Vérifier la valeur… Oui, oui et oui totalement !

 

Faire des gros investissements risqués, bof !

Segmenter son investissement et adopter une stratégie incrémentale, oui, oui et totalement oui !

 

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